La femme et le plafond de verre

La femme et le plafond de verre
Par Esther DUFLO(*)

L’ascension de Ségolène Royal représente un phénomène rare dans la politique française. Et, bien qu’elle rejoigne d’autres femmes influentes en Europe et dans le monde, presque partout dans le monde les femmes restent minoritaires en politique : en 2005, d’après les Nations unies, seuls 16 % des députés et sénateurs dans le monde étaient des femmes. Cette proportion ne progresse que très lentement : en vingt ans, elle n’a augmenté que de 7 points, augmentation presque entièrement due à l’instauration, dans certains pays, de quo¬tas qui assurent aux femmes une représentation minimale.
Ce phénomène n’est pas limité à la politique. Les femmes sont peu représentées dans toutes les positions dirigeantes, aussi bien dans l’entreprise que dans la vie publique. Elles ne représentent par exemple que 2,5 % de l’ensemble des cinq personnes les mieux payées de chacune des entreprises des Etats-Unis. L’expression américaine pour décrire cet état de fait est parlante : les femmes sont enfermées sous un glass ceiling, un plafond de verre qui les empêche de parvenir au sommet.


A quoi est dû ce plafond de verre ? Est-ce les femmes elles-mêmes (en dehors de quelques exceptions importantes) qui, plus que les hommes, préfèrent éviter les situations où elles se trouveraient en compétition ? Une expérience réalisée auprès d’étudiants de l’université de Pittsburgh le suggère : les participants sont payés pour résoudre des additions (ils doivent additionner cinq nombres de deux chiffres). Au premier tour, ils sont payés 50 cents par addition juste. Le deuxième tour est un tournoi avec un autre étudiant : l’étudiant qui résout le plus d’additions est payé 2 dollars par addition juste, tandis que celui qui en résout moins n’est pas payé. Enfin, au troisième tour, ils peuvent choisir leur mode de rémunération (à la pièce, comme au premier tour, ou tournoi, comme au deuxième tour), sans savoir à l’avance qui sera leur adversaire. Filles et garçons sont également doués pour résoudre les additions. Aussi bien les filles que les garçons sont motivés par le tournoi et résolvent nettement plus d’additions au deuxième tour. Mais, au troisième tour, 73 % des garçons choisissent le tournoi, contre seulement 35 % des filles. Les garçons ont tendance à choisir le tournoi trop souvent : un certain nombre des plus faibles, qui gagneraient plus à la pièce, choisissent néanmoins le tour¬noi. Les filles ne le choisissent pas assez souvent : deux tiers des filles les plus fortes, qui gagneraient plus en tournoi, choisissent le paiement à la pièce, et se mettent donc délibérément hors jeu. Les auteurs de l’étude attribuent cette différence en grande partie au fait que les garçons ont davantage confiance en eux que les filles, et ont même tendance à surestimer leurs capacités. La modestie des filles leur coûte cher : au final, les filles gagnent nettement moins que les garçons dans un jeu pour lequel elles sont tout aussi compétentes.
Mais pourquoi les garçons ont-ils plus confiance en eux ? Une explication possible est que les filles ne sont pas encouragées à se montrer compétitives. Dans de nombreuses circonstances, une femme ambitieuse ou compétitive est considérée comme «non féminine», en rupture avec son rôle traditionnel. Un petit test rapide, que vous pourrez trouver sur le site du projet «implicite» de Harvard, devrait vous convaincre de l’impor¬tance de ces préjugés : choisissez le test «gender and carreer» sur la page https://implicit.harvard.edu/impli¬cit/demo/selectatest.jsp (les instructions existent en français sur la page https://implicit.harvard.edu/implicit/ canadafr/faqs.html, mais le test «genre et carrière» n’existe qu’en anglais). Le test, qui prend quelques mi¬nutes, permet de mesurer à quel point nous associons de manière inconsciente des concepts (par exemple celui de femme et de famille, ou d’homme et de carrière). Il révèle, chez la plupart des sujets, une association forte entre femmes et famille (par opposition à carrière) et entre femmes et position dominée (par opposition à une position d’autorité).
Si les femmes sont implicitement associées à la sphère privée et à la position dominée, les femmes diri¬geantes font face à un double handicap : soit elles se conforment à l’idéal traditionnel féminin, auquel cas elles ne peuvent pas être perçues comme des leaders compétents ; soit elles se conforment à l’idéal du leader, auquel cas elles sont pénalisées pour ne pas correspondre à l’idéal traditionnel de la femme («Qui va garder les enfants ?»). C’est la théorie du backlash (choc en retour), dont de nombreuses expériences ont montré la pertinence : ainsi, quand les sujets doivent choisir un leader parmi différents caractères (hommes et femmes ambitieux ou effacés), les personnages féminins «ambitieux» sont-ils rejetés par la plupart des sujets, alors que les hommes ambitieux, eux, sont plébiscités.

femmes elles-mêmes adoptent pour s’en protéger. Le succès de Ségolène Royal ou de Michelle Bachelet repose en partie sur le fait qu’elles parviennent à combiner une présence féminine et une aura d’autorité. Cela demande des femmes hors du commun. On aimerait que leur succès contribue à banaliser le phénomène : une femme dirigeante.
(*) Esther Duflo est économiste, professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT)


LIBERATION : lundi 27 novembre 2006